A ma Mémé !




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A ma Mémé !


 Le général est compris dans le particulier et pour comprendre un lieu ou une époque il n’est pas toujours nécessaire de faire de vastes enquêtes et s’abreuver de statistiques ; un seul exemple bien choisi peut suffire. Une page d’humanité dit souvent mieux qu‘une démonstration rigoureuse.
 Donc, je vais vous parler de ma Mémé, ma grand-mère paternelle. C’était une mémé d’autrefois, de celles qui ne craignaient pas d’afficher leur vieillesse. Veuve relativement jeune, elle n’avait jamais cessé de porter le deuil. Ses cheveux blancs elle les coiffait d’un chignon et elle ne sortait pas de chez elle sans les recouvrir d’un foulard. Elle était aussi ronde que gentille. Discrète, elle avait quand même son caractère et quand elle était contrariée on l’entendait bougonner de loin en patois. Elle vivait seule. Un à un ses trois enfants étaient partis, l’une, ma tante, dans les Charentes, un autre, mon oncle, à Paris, mon père s’était engagé dans la gendarmerie. Géographiquement nous étions les plus proches d’elle, à une heure et demi en voiture de l’époque ; c’était au début des années 1960. Nous allions la voir régulièrement. En arrivant, après que mes sœurs et moi lui ayons fait la bise, elle nous demandait si nous avions bien travaillé à l’école puis elle allait dans la pièce contiguë à la cuisine, la salle à manger où ne mangions jamais, et elle en revenait avec trois poches remplies de friandises qu’elle nous offrait. Nous vérifions en premier qu’il y avait bien les fameux rochers Suchard.
 Tous les ans mon oncle venait en été et il restait tout le mois d’Août avec sa famille. C’était pour elle l’évènement de l’année. Elle l’attendait avec fébrilité.
 Elle avait une grande maison bien entretenue avec deux chambres à l’étage, chauffée par une cheminée située dans la cuisine dont les flammes l’éclairaient le soir car elle ne jugeait pas nécessaire de mettre la lumière ; une ancienne cheminée où l’on cuisinait autrefois au feu de deux grosses bûches qui faisaient la journée et devant laquelle les anciens se blottissaient le soir digérant leur repas en discutant avant d’aller se coucher. Derrière la maison, la cour ombragée par un haut tilleul était en partie occupée par un poulailler où elle élevait quelques poules dont nous allions ramasser les œufs. Puis une remise où se trouvaient encore les cuves et les tonneaux que mon grand-père qui possédait une vigne, utilisait pour faire son vin et le stocker. Enfin le jardin qu’elle travaillait toujours et qui lui fournissait ses légumes. Il y avait là une treille de bon muscat dont nous nous régalions à la saison. Il y avait aussi la cabane qui tenait lieu de WC.
 Elle n’avait pas la télévision, sa radio n’était jamais allumée. Elle savait lire mais pas écrire et quand elle devait faire une lettre, elle se faisait aider par une cousine. Avec mes sœurs nous nous demandions comment elle pouvait vivre ainsi, toute seule. Avec tristesse nous nous posions toujours cette question après chaque visite.
 Je sais très peu de choses de ma Mémé et je ressens maintenant combien cela me manque. Elle parlait très peu sauf avec mon père et avec lui c’était toujours en patois, l’occitan du pays de Foix, sa langue maternelle. Elle lui donnait des nouvelles du village ou bien elle lui faisait part de ses problèmes ; rien qui puisse concerner ses petits-enfants. Elle n’évoquait jamais son passé. Du passé j’en avais quand même quelques indices : les cadres accrochés dans la grande chambre à l’étage où nous dormions, mes parents, mes sœurs et moi. Deux contenaient des photos d’hommes jeunes en tenue militaire ; c’étaient des grands-oncles. L’un d’eux posait devant un avion et je supposais qu’il était aviateur. Dans un autre cadre étaient exposées les médailles de mon grand-père : sa légion d’honneur, sa médaille militaire, et sa croix de guerre 14-18. Mais pas de trace du passé de ma grand-mère.
 Elle était très pieuse. Dans sa chambre, près de son lit, il y avait son prie-Dieu sur lequel elle accrochait son chapelet noir. Je l’imagine encore agenouillée dans la pénombre priant son Dieu avant de se coucher et l’implorant de protéger sa descendance. Elle était de l’ancien monde, celui de l’avant-guerre, la guerre de 39-45, et n’avait pas voulu entrer dans le nouveau. Les nouveautés ce n’était plus son affaire, elle n’en avait pas besoin et si on lui en parlait, elle souriait sans rien dire et haussait les épaules. Je ne crois pas qu’elle vivait dans le passé mais dans un présent qui n’était pas le nôtre. Son histoire, elle la gardait pour elle sans doute pour nous protéger, comme si en refusant de nous la transmettre elle pensait rompre l’enchaînement des tragédies qui l’avaient laissée seule. Elle et nous, les enfants du progrès, vivions dans deux mondes condamnés à ne pas se connaître.
 La richesse de Mémé c’était son amour. Malgré tout, jusqu’au bout, elle a su préserver cet instinct que l’on dit maternel et qui n’est en fait qu’humain. Elle devait être heureuse de savoir que nous allions bien car c’était pour elle plus important que de nous voir souvent. Par pudeur elle nous aimait en silence et nous le savions bien. Nous ne lui disions pas mais nous l’aimions tout autant.



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